
« Les Compagnons de l’ Apocalypse «
Extrait du roman « Le Pendu de Saint-Pholien" de Georges Simenon
Ce délicieux passage du roman semble être le récit fabuleux de ce qu’à vécu Georges Simenon dans ce qu’il appelle « La Caque « . Un local situé à deux pas de son domicile, en Outre-Meuse à Liège, où, avec ses amis de l’époque – dont le fameux Klein, le pendu – il se réunissait pour refaire le monde. Avec excès, avec la rage des adolescents ,folles nuits ; où l’on buvait et discourait jusqu’au matin.
Jef Lombard, un des personnages du roman raconte :
« Il y a un peu plus de dix ans … Je suivais les cours de l’Académie de peinture… Je portais un grand chapeau, une lavallière… Il y en avait deux autres avec moi … Gaston Janin, qui était à la Sculpture, puis le petit Klein … Nous étions très fiers de nous promener au Carré … Nous étions des artistes, n’est-ce pas ? … Chacun se croyait au moins l’avenir d’un Rembrandt…
C’est venu stupidement … Nous lisions beaucoup, surtout des auteurs de l’époque romantique … Nous nous emballions …Pendant huit jours, nous ne jurions que par tel écrivain … Puis nous le renions pour en adopter un autre …
Le petit Klein, dont la mère habitait à Angleur, a loué cet atelier où nous sommes et nous avons pris l’habitude de nous y réunir … L’atmosphère, surtout les soirs d’hiver, nous impressionnait par ce qu’elle avait de moyenâgeux … Nous chantions de vieux airs, nous récitions du Villon …
Je ne sais plus qui a découvert L’Apocalypse et s’est obstiné à nous en lire des chapitres entiers …
Un soir, on a fait la connaissance de quelques étudiants : Belloir, Armand Lecocq D’Arneville, Van Damme et un certain Mortier, un juif dont le père possède non loin d’ici une affaire de boyaux de porcs et de tripes …
On a bu … On les a ramenés dans l’atelier … Le plus âgé n’avait pas vingt-deux ans …
Fonder une société, un groupe ! … J’avais lu des récits sur les sociétés secrètes qui existaient au siècle dernier dans les universités allemandes. Un club qui réunirait l’ Art à la Science !
Car nous en avions plein la bouche de ces mots-là ! … Ils nous gonflaient d’orgueil …D’une part les trois rapins que nous étions, Klein, Janin et moi … C’était l’Art ! … D’autre part, les étudiants … On a bu … Car on buvait beaucoup ! … On buvait pour s’exalter davantage … On dosait l’éclairage, afin de rendre l’atmosphère mystérieuse.
Nous nous couchions ici, tenez … Les uns sur le divan, les autres par terre … On fumait des pipes et des pipes … L’air devenait épais …
Alors on chantait des chœurs … Il y avait presque toujours un malade qui devait aller se soulager dans la cour …
Cela se passait à des deux heures, à des trois heures du matin ! … On s’enfiévrait … Le vin aidant – du vin à bon marché qui nous chavirait l’estomac ! – on s’élançait vers le domaine de la métaphysique …
Je revois le petit Klein … C’était le plus nerveux … Il était mal portant … Sa mère était pauvre et vivait de rien, se passait de manger pour boire.
Nous étions persuadés que les gens, dans la rue, nous regardaient avec une admiration mêlée d’effroi … Et nous avons choisi un titre mystérieux, bien ronflant : les Compagnons de l’Apocalypse …
Je crois bien que personne n’avait lu l’Apocalypse en entier … Il n’y avait que Klein à en réciter quelques passages par cœur quand il était soûl …
On avait décidé de payer la location du local tous ensemble, mais Klein avait le droit de l’habiter.
Quelques gamines acceptaient de venir poser gratuitement … Poser et le reste, bien entendu ! … Et nous faisions des grisettes à la Murger ! … Et tout le fatras ! …Naturellement, nous redécouvrions le monde ! Nous avions des idées sur tous les grands problèmes ! Nous honnissions la Bourgeois, la Société et toutes les valeurs établies …
Les affirmations les plus biscornues s’entremêlaient dès qu’on avait bu quelques verres et que la fumée rendait l’atmosphère opaque … On mélangeait Nietzsche, Karl Marx, Moïse, Confucius et Jésus-Christ.
Je ne sais plus qui avait découvert que la douleur n’existe pas, qu’elle n’est qu’une illusion de notre cerveau… Et l’idée m’a tellement enthousiasmé qu’une nuit, au milieu d’un cercle haletant, je me suis enfoncé la pointe d’un canif dans le gras du bras en m’efforçant de sourire …
Nous étions une Elite, un petit groupe de Génies réunis par hasard … Nous planions au-dessus du monde conventionnel, des lois , des préjugés… Des dieux qui crevaient quelque fois de faim mais qui marchaient fièrement dans les rues en écrasant les passants de leur mépris …
Et nous arrangions l’avenir : Lecoq d’Arneville deviendrait Tolstoï, Van Damme, qui suivait les cours prosaïques de l’Ecole des Hautes-Etudes commerciales, bouleverserait l’économie politique, renverserait les idées admises sur l’organisation de l’humanité.
Chacun avait sa place ! Il y avait les poètes, les peintres et les futurs chefs d’Etat …
Les plus modestes voyaient déjà, dans l’avenir, une plaque de marbre sur le mur de la maison : « Ici se réunissaient les célèbres Compagnons de l’Apocalypse « .
C’est à qui apporterait le livre nouveau, l’idée extraordinaire …
C’est un hasard que nous ne soyons pas devenus anarchistes ! Car la question a été discutée, gravement … Il y avait eu un attentat, à Séville … L’article du journal avait été lu a voix haute.
Je ne sais plus qui s’est écrié : « Le vrai génie est destructeur ! «
Et notre poignée de gamin a épilogué des heures durant sur cette idée-là. On a envisagé le moyen de fabriquer des bombes. On s’est demandé ce qu’il serait intéressant de faire sauter.
Ah ! c’étaient de belles nuits ! … On mettait son point d’honneur à ne sortir que quand l’éteigneur de becs de gaz était passé et l’on s’en allait, frileux, dans l’aube morne.
Les riches rentraient chez eux par la fenêtre, dormaient, mangeaient, ce qui réparait tant bien que mal les dégâts de la nuit …
Mais les autres, Klein, Lecocq d’Arneville et moi, on traînait la patte dans les rues, on grignotait un petit pain, l’on regardait les étalages avec envie.
Cette année-là, je n’avais pas de pardessus, parce que j’avais voulu acheter un grand chapeau qui coûtait cent vingt francs …
Je prétendais que le froid, comme le reste, est illusion. Et, fort de nos discussions, je déclarais à mon père que l’amour des parents est la forme la moins noble de l’égoïsme et que le premier devoir de l’enfant est de renier les siens …
Il était veuf. Il partait à six heures du matin à son travail, quand moi je rentrais … Et bien, il a fini par s’en aller plus tôt, pour ne pas me rencontrer, parce que mes discours l’effrayaient … Il me laissait des billets sur la table … « il y a de la viande froide dans l’armoire. Ton père. «
Nous étions sept, Sept Surhommes ! Sept Génies ! Sept gamins !
Janin, à Paris, fait encore de la sculpture. Ou plutôt il fabrique des mannequins pour un grande usine …Belloir est à la banque … Van Damme dans les affaires … Je suis photograveur … Klein s’est pendu, à la porte de l’église … Lecocq s’est tiré une balle dans la bouche, à Brême …
Je crois que nous étions tous sincères, lors de nos palabres, de nos discussions, de nos rêveries à haute voix. Mais il y avait dans cette sincérité des degrés différents. ( … ) Les plus sincères étaient certainement Klein et Lecocq D’Arneville … Une affection fraternelle les unissait … Ils avaient eu tous les deux une enfance pénible, près d’une maman pauvre … Tous deux visaient plus haut, s’ulcéraient devant des obstacles infranchissables …
J’ai entendu : « Dans telles ou telles circonstances, seriez-vous capable de tuer quelqu’un ? ( … ) Alors on s’emballa sur ce thème : l’homme n’est qu’une moisissure sur la croûte terrestre … Qu’importe sa vie ou sa mort … La pitié n’est qu’un maladie … Les gros animaux mangent les petits … Nous mangeons les gros animaux …
Klein trahissait ses préoccupations par des questions soudaines :
« - Crois-tu vraiment que ce soit difficile de tuer ? «
« - Bien sûr que non ! «
Peut-être même tirait-on une joie âcre de cette fièvre de gamin ? … Saisissez bien ! on ne voulait pas déchaîner un drame ! … On explorait le terrain jusqu’à l’extrême limite.
Quand il y a un incendie, les spectateurs, malgré eux, souhaitent qu’il dure, que ce soit « un bel incendie « … Quand les eaux montent , le lecteur des journaux espère « de belle inondations « , dont on parlera encore vingt ans plus tard. "